Édito
La chanson d'expression française à l'aube d'un nouveau millénaire
13.1.2000


Je suis profondément inquiet pour l'avenir de la chanson d'expression française.  La consolidation des maisons de disque en cinq multinationales toutes-puissantes (BMG, CBS/Sony, EMI, Universal/Polygram et WEA) qui contrôlent la part du lion du marché international semble avoir donné lieu à une intention commune de leur part de promouvoir la chanson d'expression anglaise au détriment de toutes les autres - n'est-il pas, en effet, bien plus profitable pour elles de pouvoir lancer un disque qui se vendra dans tous les marchés, plutôt que de se donner la peine d'en produire en français, en japonais, en allemand, en espagnol, etc. ?

Bien sûr, elles se défendent de vouloir étouffer l'expression musicale des cultures autres que celles de l'Oncle Sam:  Cabrel n'enregistre-t-il pas chez CBS, Sanson chez WEA, Clerc chez EMI, LeForestier chez Universal et Duteil chez BMG ?  Ce sont, en effet, des valeurs sûres de notre chanson, et leurs maisons respectives, pragmatiques avant tout, ne vont certes pas renoncer aux profits qu'ils engendrent.  Mais imaginez un moment ce qui pourrait se produire si tous ces artistes abandonnaient les multinationales pour fonder des entreprises ayant à coeur, d'abord et avant tout, d'assurer le succès et le rayonnement de la chanson française:  non seulement le cartel des cinq verrait-il sa part du marché français se rétrécir considérablement, mais il y aurait de fortes chances que ces nouvelles entreprises puissent alors établir comme priorité de réinvestir une part de leurs profits dans la promotion d'une nouvelle génération d'artistes francophones - est-ce vraiment une coïncidence que les artistes que j'ai nommés un peu plus haut ont tous largement dépassé la quarantaine ?

Au Québec, marché peut-être trop petit à l'échelle mondiale pour que les multinationales s'en préoccupent outre-mesure, nous avons l'occasion de voir ce qui se produit lorsque des entreprises d'ici occupent une part intéressante du marché:  ici les jeunes talents ont des débouchés, et les succès qu'ont connus des artistes de la jeune génération (Jean Leloup, Isabelle Boulay, Kevin Parent, Noir Silence, Éric Lapointe, Luce Dufault, Daniel Bélanger, Les Colocs... pour ne nommer que ceux-là) témoignent de la possibilité qu'ils ont eue de  frapper à des portes qui leur étaient ouvertes, de trouver des producteurs prêts à assumer le risque de produire leurs premiers albums, et de prendre la relève des Charlebois, Lavoie et Beau Dommage.  Or il me semble que ce n'est pas un hasard qu'aucun des artistes de la «nouvelle vague» québécoise ne semble avoir trouvé preneur chez les cinq géants de la pop-music internationale.  On me fera sans doute valoir la présence de Céline Dion chez Sony, mais il y a fort à parier qu'elle n'en serait jamais arrivée là si elle n'avait pas commencé par enregistrer plusieurs albums grâce à des maisons d'ici;  Sony veut bien récolter, mais lorsqu'il s'agit de semer...  Car il faut bien reconnaître que l'époque où Columbia (gobée depuis par la multinationale Sony) nous avait offert les débuts sur disque de Gilles Vigneault, de Claude Gauthier, de Pauline Julien et de Claude Léveillée est bel et bien révolue !

Mais c'est loin d'être assuré, même ici.  Lorsque je suis allé, en décembre dernier, présenter quelques chansons à des élèves de l'école (pourtant bien francophone) où j'avais enseigné, j'ai constaté avec tristesse que la plupart d'entre eux entendaient «L'encre de tes yeux» de Cabrel pour la première fois;  ils n'ont pas manqué de me demander si je ne connaissais pas des chansons en anglais...  Nos postes de radio de langue française (voir à ce sujet le dossier que j'ai constitué à l'occasion d'une demande de leur part auprès du CRTC) doivent se plier à des quotas imposés par le gouvernement pour éviter que leur programmation musicale ne soit pas dominée par la chanson américaine ...  Et lorsqu'à la télé, dans les journaux,  sur l'internet et dans tous nos autres média d'expression française on consulte la chronique de disques, on peut se compter bien chanceux si la part réservée à la chanson dans notre propre langue atteint le 50% !

Il ne s'agit pas ici de dénigrer la chanson américaine;  elle se porte fort bien, et loin de lui en vouloir j'en consomme de façon régulière.  Mais de là à lui accorder toute la place...
 

Post-scriptum:  On apprenait ce matin (le lundi 24 janvier 2000) un projet de fusion entre les multinationales WEA et EMI...  c'est donc dire qu'il n'en restera que quatre !

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